Pour être tout à fait honnêtes, lorsque nous avons appris qu’un nouveau « dictionnaire de l’argot » venait de sortir, nous étions un peu dubitatifs. Les nombreuses tentatives qui ont été faites sur le sujet, se sont distinguées les unes des autres par des degrés d’approximation plus ou moins importants. Cependant, la simple initiative méritait que l’on s’y intéresse. Dès les premières pages de l’ouvrage, nous avons très vite été surpris par la qualité des références et la précision des définitions. Perplexes, nous ne pouvions nous empêcher d’aller à la rencontre de la personne qui se cache derrière cet ouvrage intitulé « Les mots du bitume ».
C’est dans un café du Quartier latin que nous retrouvons Aurore Vincenti. De grands yeux rieurs, les mains posées sur une tasse de café fumante, cette linguiste passionnée accepte de répondre à nos questions et nous raconte sa fascination pour les mots qui arpentent nos rues.
Pour comprendre l’intérêt que porte la chroniqueuse à la langue, il faut remonter à son enfance, « une partie de ma famille est très bourgeoise et l’autre parle un argot plus ancien, ce que l’on appelait la langue verte ou celle des titis parisiens. Une langue bien piquante, très belle que je trouvais formidable. »
Cependant, c’est tout particulièrement sa mère qui éveille son attention. « Elle s’exprimait extrêmement bien dans un français très châtié et puis par moments elle était très argotique ou très grossière. Ces écarts de langue ont beaucoup touché mon oreille d’enfant. »
A l’université, elle entreprend des études de lettres mais se sent très vite bridée par les rigueurs académiques : « J’écrivais des mots, et on me le reprochait, parce que j’avais envie de vulgarité parfois, j’avais besoin de quelque chose de très oral, c’était comme ça que je m’amusais dans l’écriture. Ils appelaient ça des défauts de jeunesse. »
En 2011, la normalienne décide d’arrêter sa thèse et fait le grand saut dans le monde des médias. Un an plus tard c’est chez Radio France qu’elle effectue ses débuts et anime une chronique intitulée « Qu’est-c’que tu me jactes ? ». Libérée de son rapport écrit à la la langue et a désormais la liberté de l’explorer dans toutes ses dimensions orales, et notamment dans ses évolutions.
Vous êtes confrontés à l’argot dès que vous mettez le pied dans la rue ou les transports en commun.
La jeune journaliste décide alors de compiler des pépites en réalisant un ouvrage qui sonne comme un défi à la bien-pensance littéraire. « Il y a un discours qui stigmatise, « langue des jeunes », « musique de sauvages » alors que certains mots ont des origines extrêmement anciennes et des racines profondes dans la langue française. Ce qui est intéressant c’est de voir les mots qui traversent les époques. Si l’on prend le mot « daron » pour exemple, cela fait très longtemps qu’on l’emploie et on le dit encore. Il y a des mots qui survivent, d’autres qui disparaissent. Il y en a dont on se souvient car c’est le témoignage d’une époque mais qu’on ne prononce plus. »
Le dialecte de la rue c’est surtout un langage éphémère qui se nourrit des tendances. » On aime employer un mot, parce qu’il sonne bien et on l’adopte. »
L’argot est de plus en plus apprécié et répandu. Un regain qui s’explique par la puissance de diffusion des réseaux sociaux. Le jargon des jeunes des cités est maintenant utilisé par ceux des beaux quartiers. Mais cette mode du « scrolling intensif » n’est pas le seul facteur d’expansion. Le rap devient de plus en plus populaire et amplifie la contagion.
Le rap c’est le véhicule d’une langue qui naît dans la rue, dans des groupes de potes. Quelqu’un lance un mot, qui devient le mot du groupe, puis du quartier jusqu’à ce qu’un rappeur s’en empare et le mette en rythme.
Selon elle, les Mc’s réalisent un travail du texte très poétique voire littéraire. « Le rap insuffle un rythme à un mot, le transforme et l’emploie dans une situation particulière. Il y a une métamorphose dans le rap ou par le rap. »
Un processus artistique qui a servi de matière première dans l’écriture de ce dictionnaire. « Ce sont des littéraires ces mecs-là. MC Solaar, par exemple a une impressionnante palette de vocabulaire dans ses textes. »
Oxmo Puccino, Booba, ou encore Nekfeu lui ont servi d’inspiration et son souhait est désormais de favoriser la rencontre entre deux mondes – le rap et la linguistique – qui ne communiquent pas ou peu. « Le livre se destine à tout le monde mais j’aimerais que les rappeurs me fassent des retours. »
Dans cet ouvrage, elle entend redonner au langage de la rue toutes ses lettres de noblesse. L’objectif ? Simplifier le rapport que les jeunes ont à la langue, et tenter de les décomplexer en mettant en lumière leur créativité. «Ce que j’ai envie de leur dire, c’est de continuer à s’amuser avec la langue parce que c’est comme ça qu’elle évolue. Si on arrête de jouer avec, elle se fige et n’avance plus. Le travail de l’éloquence permet de tout conjuguer. »
Aujourd’hui, « l’autrice » (comme elle se définit), se consacre à de nouveaux projets, plus particulièrement autour du langage et du corps. Aucun tome 2 ou édition augmentée des Mots du bitume en vue, « c’est presque un contre-emploi de faire un dictionnaire sur le sujet » conclut-elle.
Photos : Lance Laurence