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Nous avons pu nous entretenir en exclusivité avec Bariza Khiari, sénatrice de Paris, ancienne vice-présidente du Sénat et fondatrice du Club du XXIème Siècle, censé incarner l’élite économique et politique de la diversité.

*Argot : Bariza vous avez la particularité d’être issue de ce qu’on appelle la minorité visible – dont on dit souvent qu’elle est sous-représentée. Ne vous sentez pas un peu seule ? Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Bariza Khiari: Je me définis comme une erreur statistique, parce qu’effectivement la France dans toutes ses composantes n’est pas représentée sur le plan politique. C’est plus qu’évident. Elle ne l’est pas du tout dans les médias, ni dans la sphère économique. Il y a un énorme travail à faire. J’occupe le bureau de Victor Schoelcher, qui a combattu l’esclavage, et de Gaston Monerville, qui a été il y a 50 ans Président du Sénat alors qu’il était originaire de Guyane. Aujourd’hui ce serait inimaginable ! Il y a donc une vraie régression alors que la part de la population issue l’immigration est de plus en plus importante.

Quels sont pour vous les facteurs qui ont amené à cette régression ?

Je pense que l’intégration commence à peine à se faire réellement. C’est comme si on entrait en concurrence et c’est ça qui bloque. Tant que nos parents n’avaient pas d’exigences particulières en matière de citoyenneté, c’était bien, ils balayaient la France, on s’organisait autour des usines, des travaux que personne ne voulait. Mais à partir du moment où l’on a commencé à avoir quelques velléités de vouloir prendre des responsabilités dans la vie sociale, économique et politique du pays, à partir de cette frontière, notre ticket n’était plus valable.

Les immigrés ne dérangeaient pas dans ces fonctions-là, en quelque sorte ?

Tout à fait. Tant que c’était nos parents, ils ne dérangeaient pas, parce qu’ils ne demandaient rien. Nous, on demande notre place, comme tout le monde. Et là,  nous sommes loin du compte.

En 2004, vous avez cofondé avec Hakim El Karoui, la plume de Jean Pierre Raffarin, « Le Club du XXIème siècle », dans le but de permettre l’insertion de l’élite issue des minorités au sein des entreprises. Comment cette démarche a-t-elle été accueillie à l’époque dans les hautes sphères ?

On s’est rendu compte que les gens n’imaginaient pas qu’il y avait des élites issues de la diversité, on pensait aux ouvriers etc., mais pas du tout aux élites. Nous nous sommes dit qu’il fallait créer une sorte de lobby pour faire admettre que nous existions. Et ce club a eu quand même quelques succès dans la mesure où il a fait émerger trois ministres : Rachida Dati, Rama Yade et Fleur Pélerin (issue de la diversité asiatique). Deux ministres tunisiens en sont également sortis. Dans les entreprises, il y a eu une prise de conscience qu’il existait beaucoup de gens issus de l’immigration dans les catégories C. Mais qu’on pouvait être aussi catégorie A ou plus.

Et quel a été l’accueil auprès du public, ou même des populations concernées ? Les gens sont-ils au courant de l’existence de ce club ?

Ça commence, mais ça reste encore de l’entre-soi. Notre élite se retrouve dans ce club, que l’on a appelé Le Club du XXIème Siècle par opposition au Siècle – le fameux club où se retrouvent toutes les notabilités françaises. Nous considérons que toutes les couleurs de la France sont le XXIème siècle. Nous avons été évoqués par pas mal de médias, il y a eu quelques articles. Ici, au Sénat, le club fait la jonction avec les classes populaires dans la mesure où le club coache les jeunes qui sont les lauréats de « Talents des cités ». Et il y a toute une opération du club en direction des quartiers avec les « Entretiens de l’excellence ». Nous ne sommes pas uniquement accrochés à la notabilité, car nous faisons le lien avec les classes populaires.

Vous parliez tout à l’heure de reconnaissance de la part des médias, mais vous êtes opposée aux statistiques ethniques. Cela peut paraître paradoxal. Quelle est la raison de cette opposition ?

Je me méfie des statistiques, elles ne seront jamais utilisées pour le bien-être de ces populations. À titre d’exemple, ces statistiques sont utilisées pour dire combien de délinquants issus de ces populations dans les prisons… Elles seront toujours utilisées de manière négative et non positive.

Mais ne pensez-vous pas que cela pourrait au contraire provoquer justement un gain de visibilité, quand on sait que l’un des principaux problèmes des minorités, c’est le manque de visibilité ?

Les statistiques sont à double tranchant. Dans les pays anglo-saxons où elles sont utilisées, il s’installe une espèce de concurrence entre les minorités qui n’est pas souhaitable. De plus, notre système étant républicain, il n’est pas discriminant dans les textes. Les discriminations existent parce que les préjugés existent. C’est là-dessus qu’il faut travailler.

Vous avez milité pendant de nombreuses années au PS, comment avez-vous vécu le quinquennat qui s’achève, avec les postions polémiques qu’on lui connait, telles que la déchéance de nationalité ou même le burkini ?

Je dois vous dire que j’ai assisté au naufrage du gouvernement de gauche. Ça a commencé lors du discours de Munich, lorsque Manuel Valls est allé expliquer la vie à Angela Merkel sur la question des migrants alors qu’elle était à ce moment-là la conscience de l’Europe. C’était inacceptable de la part du Premier ministre. Ensuite, il y a eu ce second naufrage qu’a été la déchéance de nationalité et contre laquelle j’ai mené une fronde au Sénat. Il y a eu enfin une utilisation hystérique de la laïcité qui fait que, sur la question des valeurs, la gauche au gouvernement a tué le Parti Socialiste. C’est pour cela que je me suis éloignée.

Pourtant ce ne sont pas des égarements si récents que ça : vous dénonciez vous-même il y a quelques années « une gauche tajine ».

Oui, j’en ai souffert même si je pensais que c’était des choses individuelles, liées aux personnes uniquement. Quand on disait à mon sujet « gauche tajine », j’ai considéré qu’on avait « ethnicisé » l’insulte et j’ai fait comparaître les auteurs à la commission des conflits. Mais pour la déchéance de nationalité, il s’agit de l’exécutif. C’est une mesure qui a tout de même été votée à l’Assemblée Nationale. Au Sénat, non, parce que j’ai, avec quelques amis, fait front. Je suis rentrée au Parti Socialiste sur la question des valeurs, et j’en suis sortie à cause de ces mêmes questions.

Y’a-t-il un lien entre la « gauche tajine » et l’utilisation qui est faite de la laïcité aujourd’hui ?

Écoutez, quand on ne sait pas répondre aux questions de nos concitoyens, on utilise des méthodes. Mettre au centre du débat les questions identitaires révèle d’une incapacité à régler un certain nombre de problèmes. On utilise la laïcité – qui est une liberté – comme un outil de combat. Alors ça devient un outil de concorde. La laïcité est devenue, pour certaines personnes, une religion avec ses propres dogmes. C’est assez terrifiant, inacceptable et dangereux. C’est une construction politico-médiatique. Les gens ne se posent pas la question tous les matins de savoir d’où ils viennent, ils ont des soucis plus concrets. Des soucis de santé, d’éducation, de travail, d’emploi.

À propos de médias, il y a quelques mois vous avez fait l’objet d’un reportage réalisé par Bernard de la Villardière intitulé « Dossier tabou », dans lequel on vous accusait d’être complice d’une politique clientéliste menée par la mairie de Paris en votre qualité de présidente du nouvel Institut des Cultures d’Islam. Comment avez-vous vécu ces accusations ?

J’ai reçu monsieur De la Villardière le premier jour de ma prise de fonctions à l’Institut des Cultures d’Islam. Il m’a fait passer pour quelqu’un qui ne connaissait pas les locaux. Oui, je venais à peine d’arriver. J’ai poussé la porte en même temps que lui pour le recevoir. Il tenait absolument que ça se fasse à l’Institut, alors que j’aurais pu le recevoir au Sénat. Il savait sans doute déjà ce qu’il voulait faire. C’est inacceptable. Je regrette beaucoup de l’avoir reçu. C’est dommage, car l’Institut des Cultures d’Islam est un établissement culturel de la Ville de Paris qui propose des expositions, des débats, des concerts de grande qualité sur les cultures d’Islam.

Vous avez par la suite eu l’occasion d’exprimer de manière plus longue et plus posée votre réflexion sur le sujet de l’Islam, en écrivant un livre : « Soufisme et Spiritualité ». Quel était le but de cette démarche ?

Il y a dix ans, je n’avais jamais évoqué la question de la religion et de la foi parce que je considérais que c’était quelque chose de personnel. Sauf que dans mon entourage on me disait que des gens comme moi, on ne les entendait jamais, ce qui est vrai. La grande majorité des musulmans vivent leur foi de manière tout à fait personnelle et discrète. Si on ne s’exprime pas, ça ne rassure pas les gens. Il faut commencer à parler de ces questions de manière apaisée. C’est alors que j’ai affirmé vouloir me définir comme étant « farouchement républicaine et sereinement musulmane ». J’ai écrit cet  essai  pour montrer la diversité de l’Islam, car ce n’est pas un groupe monolithique, et pour montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre la citoyenneté et la spiritualité. Quand on dit « je suis catholique et laïque » ou « juif et laïque », ça ne pose pas de problème. Mais dès lors que l’on dit « musulman et laïque », c’est tout de suite suspect. Il faut déconstruire ces préjugés. J’avais déjà réalisé des travaux similaires pour le Parti Socialiste mais personne ne les lisait vraiment.

Justement, vous vous êtes récemment éloignée du PS pour rejoindre Emmanuel Macron. Pourquoi ?

Je suis toujours au Parti Socialiste, mais j’ai rejoint Emmanuel Macron pour quatre choses : sa vision, ses valeurs, son positionnement et sa méthode. Il a une vision qui s’inscrit dans une France qu’il connait bien et dans une humanité nourrie des lettres et des cultures. Il a une capacité à nous projeter dans le futur. Son positionnement « et droite, et gauche », est basé sur la  volonté de « faire ensemble ». La rencontre des progressistes de tous bords va faire avancer notre pays. Sa méthode relève de l’ingénierie politique, elle est organisée de A à Z et cela me plaît. Et puis ses valeurs… Il a été le seul à évoquer la question de la déchéance de nationalité alors qu’il était au gouvernement, il y trouvait un inconfort philosophique, et nous partageons la même vision de la laïcité.

Mais pensez-vous qu’il a les moyens de défendre les valeurs que vous semblez avoir longtemps défendues ? Si oui quels sont, selon vous, ces moyens ?

Il n’y a pas besoin de moyens pour défendre des valeurs. Il y a un besoin de convictions. Il a la qualité d’aller au bout du débat. Il est de ceux qui arrivent à  simplifier la complexité du monde,  de ceux qui savent la gérer. Enfin, il est dans la pédagogie de l’amont. Avant de faire, il explique.

L’affaire du jeune Théo continue de défrayer la chronique et relance plus que jamais le débat sur les violences policières dans les quartiers populaires. En tant que parlementaire, quelle est votre position sur cette affaire ?

La grande majorité des fonctionnaires de police sont au-dessus de tout soupçon et leur courage et implication méritent d’être salués. Mais il faut dire qu’il y en a aussi qui fonctionnent par idéologie. Il s’agit bien sûr d’une minorité qui jette l’opprobre sur l’ensemble. Il faut les repérer et les radier. Cela commence à faire beaucoup. Depuis la tragique affaire de Malik Oussekine, on a le sentiment d’un « deux poids deux mesures ». Dans la triste affaire de ce jeune homme, Théo, on a assisté à des comparutions immédiates du côté des jeunes qui réagissent violemment face à cet événement. Et d’un autre côté, il n’y a toujours pas de charges concrètes retenues contre les policiers qui se sont adonnés à de tels actes. C’est regrettable. La justice pour Théo est une nécessité. Je prône le retour de la police de proximité afin de rétablir une relation de confiance avec les jeunes pour retrouver la paix civile. On ne parle des quartiers que lorsque ce type d’événement a lieu. C’est regrettable. Il se passe des choses exceptionnelles dans nos quartiers populaires, il y a une énergie, de l’inventivité dont notre pays a bien besoin.

Abiola Ulrich Obaonrin

Photos : João Victor Bolan