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C’est à travers les réseaux sociaux que la rédaction d’Argot a découvert la websérie « Ça reste entre nous » en décembre 2017. Trois courtes vidéos qui traitaient de sujets relativement universels (la femme, l’homme, la transmission, les identités multiples, etc.). Le concept est simple et efficace : des amis discutent autour d’une table lors d’un repas. La spécificité ? Les intervenants sont uniquement d’origine asiatique et le repas est prétexte à déconstruire des clichés qui ont la vie dure.

On aime l’initiative et le rendez-vous est pris pour 2018. Sauf que le 26 décembre 2017, patatras. Le sujet prend un ton plus sérieux. Une comptine à destination d’enfants d’écoles maternelles de région parisienne intitulée « Chang le petit chinois » fait le tour des réseaux sociaux. « Il a les yeux riquiqui, il mange des litchis… ». L’événement confirme l’importance du sujet.

C’est autour d’une table ronde dans un restaurant de la Rue Beaubourg que l’interview aux allures de « Tea Time » débute. Grace Ly, à l’initiative de la websérie et Sacha Lin-Jung, président fondateur de l’association des jeunes Chinois de France (AJCF) ont répondu présent. Au-delà de leurs projets respectifs, Grace et Sacha représentent aussi de réels moteurs pour la libération de la parole autour du racisme ordinaire à l’encontre des Asiatiques. Grace Ly, est Franco-Sino-Cambodgienne et tient le blog « La petite banane » depuis 2011. Elle y partage de bonnes adresses pour découvrir la cuisine asiatique « celle à laquelle tenait tellement ma mère » ainsi que des humeurs sur le racisme anti-asiatique, la déconstruction des clichés. « Je suis née en France, j’ai été éduquée à l’école publique. J’ai mis beaucoup de temps à me rendre compte que le mot “Égalité” placardé sur les murs de ma commune sonnait creux. Quand on est face au racisme ordinaire depuis son enfance, on ressent toujours un malaise. Parce que quand on dit ordinaire, ça veut dire que ça passe bien, mais ça passe bien pour qui ? En tout cas pas bien pour moi. »

Sacha lui est « marié, un enfant, né à Paris et entrepreneur ». Sa famille est originaire de la région de Wenzhou dans le sud de la Chine. Il y a 9 ans, il devient président fondateur de l’AJCF, un peu malgré lui. À l’époque, le « China Bashing » bat son plein et aucune association n’existe pour mener le combat. Dernièrement, c’est lui qui prend connaissance de l’existence de la comptine « Chang le petit chinois ». Suite à sa dénonciation, il se voit vite interpellé sur les réseaux sociaux et menacé de mort. « C’est fou ce que les gens privilégiés peuvent se montrer haineux quand leur confort leur semble menacé. »

L’une et l’autre revendiquent chacun à leur façon une prise de conscience sur les clichés qui sont véhiculés au quotidien, trop facilement, trop légèrement. « À la base, il n’y a pas une communauté dite “asiatique”, on n’est même pas amené à se connaître en théorie Grace et moi, c’est comme un portugais et un italien. C’est juste qu’on rencontre les mêmes problèmes et qu’on est contraint de se serrer les coudes. Moi je peux plus travailler depuis que j’ai mis un pied dans le militantisme. Je reçois des témoignages à longueur de journée. » Développe Sacha.

Grace, de son côté, explique que son parcours est à l’image de divers stéréotypes véhiculés sur la communauté asiatique. « Pendant très longtemps, j’ai fait partie de cette minorité invisible. Je n’intéressais personne. Je ne me voyais pas. Je n’avais pas de référence, ni à la télé, ni ailleurs. À part dans les films de Kung Fu évidemment, mais je ne fais pas de Kung Fu. (rires) Puis un jour, on a commencé à me demander “combien ça coûte le massage, les finitions”. Et le pire c’est qu’au début je me satisfaisais de ça, en me disant que c’était mieux que rien. »

Pour Sacha, le déclic c’est « l’image dénigrante renvoyée par les médias ». En 2004, une enquête d’Envoyé Spécial dévoilait des « appartements raviolis » à Paris et banlieues, où des travailleurs clandestins fabriquaient dans des conditions d’hygiène déplorables des raviolis vapeur et d’autres plats cuisinés, à destination des restaurants asiatiques. « Ensuite, il y a eu les agressions ciblant volontairement la communauté asiatique, dont celle de 2016 contre le couturier Zhang Chaolin qui a succombé aux coups qu’il a reçus et dont les agresseurs ont reconnu l’avoir visé pour ses origines. »

Malgré la spécificité du racisme visant les Français d’origine asiatique, Sacha tempère « Communautariser le combat, ça dessert la cause parce que ça renforce son caractère minoritaire. Quand on parle avec d’autres associations qui n’ont rien avoir avec les asiatiques, mais qui sont liées aux discriminations, on se rend compte qu’on est tous au même point. » Un point de vue que Grace confirme, à son échelle. « Pour le premier épisode de “Ça reste entre nous”, sur la femme, on a reçu énormément de soutien de la part de féministes de tous bords. Je voulais faire ce sujet parce que je voulais pallier un manque d’informations et au final on a eu des retours de beaucoup de gens non asiatiques. »

Un discours limpide qui porte un message clair : Grace, Sacha et les autres représentent cette nouvelle génération de citoyens français qui, contrairement à leurs parents, n’ont plus envie de courber l’échine. Au-delà de la reconnaissance envers la terre d’accueil de leurs aïeux, il est temps pour eux de rompre avec l’étiquette de la « minorité exemplaire » qui se tait.

Photos : João Bolan