Ladj Ly, c’est l’un des hommes à l’origine du collectif de vidéastes Kourtrajmé. Dans d’autres vies il a été acteur et photographe, mais il a surtout consacré sa carrière à mettre en image sa banlieue. Rencontre avec un concentré de sagesse.
*Argot : Tu t’es fait connaître en tant que réalisateur, après avoir eu une expérience en tant qu’acteur et photographe. Qu’est ce qui t’a fait basculer dans la réalisation ?
Ladj Ly : Il y a dix ans, juste après La Haine (de Mathieu Kassovitz, NDLR), ce film qui nous a tous traumatisés, on s’est dit que nous aussi on voulait faire des films. Notre point de départ, avec Kim Chapiron, Romain Gavras et Toumani Sangaré, ça a été de créer un collectif, que l’on a appelé Kourtrajmé. Les parents de certains de mes potes étaient déjà dans le milieu. Le père de Kim faisait parti d’un collectif appelé Bazouka, et le père Romain Gavras était réalisateur. On a commencé par des court-métrages comme Paradoxe perdu, puis par la suite il y a eu de super projets, comme le clip Pour ceux de la Mafia K’1 fry.
En 2005 tu as tourné 365 jours à Clichy Montfermeil, dans lequel tu as filmé les émeutes qui ont éclaté à la suite de la mort de deux jeunes de la ville, Zyed et Bouna. Pourquoi avoir tourné ce reportage?
J’avais une expérience en tant qu’acteur, avec le film Sheitan. Je n’avais pas pas trop apprécié. Je me suis donc dit que j’allais me mettre à la réalisation… Et quelques temps après, les émeutes ont éclaté. Comme j’avais toujours eu l’habitude de filmer, les choses se sont faites naturellement. À ce moment-là, je pensais que ça allait durer un, deux, maxi trois jours et au final je me suis retrouvé à tourner pendant un an. De l’intérieur, les mecs ont bien accueilli la démarche, on m’appelait dès que ça pétait à un endroit. Il y avait une vraie relation de confiance.
Et du côté de la police et des autorités ?
Au niveau de la police c’était tendu… Ils me connaissaient plus ou moins. Mon travail pareil. Ils se sont dit : « celui-là c’est un relou ». Du coup ils ont décidé de me fatiguer. J’ai fini deux fois en garde à vue, j’ai pris des coups de flashball, je me suis fait gazer. Ils passaient parfois une heure à éclairer pour pas que je puisse filmer. Bref, c’était la totale.
Quelle était ta relation avec les journalistes, dont le travail consistait pour eux aussi à relater les événements ?
Deux ans avant que surviennent les émeutes on avait commencé à faire les expositions avec le photographe JR. La première Expo 2 Rue consistait à afficher sur des façades d’immeuble les portraits géants des habitants. Les émeutes ont éclaté pile à l’endroit où se trouvaient ces portraits. Du coup des photographes du monde entier on essayé de nous acheter les images. On a refusé toutes les offres. Notre but était de rester indépendants. C’est notre ligne de conduite.
J’ai lu, dans une interview donnée à Médiapart, que tu avais tenté de vendre ton reportage à des chaînes de télé, en vain. Comment expliques-tu ce refus ?
Il y avait deux choses : à la suite des émeutes, quand ça s’est un peu calmé, j’ai entrepris de vendre les images. J’avais eu plein de propositions avant, je les avais toutes déclinées car je voulais finir mon reportage sereinement. Il faut savoir que la télé, c’est des cases, on te fout là-dedans et tu vois jamais le cut final. Finalement je l’ai sorti en DVD. Le seul truc qu’on a fait, c’était pour Envoyé Spécial, un an après. Après une série de refus, ils nous ont proposé de faire un film davantage tourné vers les médiateurs, intitulé Banlieue, après l’état d’urgence. On était prêts à jouer le jeu.
Quelles sont pour toi les raisons profondes de ces blocages au sein des médias et du cinéma ?
Quand tu prends le milieu du cinéma, tu te rends compte que c’est très fermé. Il n’y a que quelques familles qui tiennent le cinéma français. Sois t’es un « fils de » ou autre. Moi même déjà je me dis que j’ai rien à faire là… J’y suis parce que j’avais quelques potes qui étaient dans le truc. Mais c’est pas un milieu facile. Après je dis pas que personne ne réussit. Récemment, il y a eu la percée d’Omar Sy, c’est bien. Grâce à lui, plein de jeunes ont envie de faire du cinéma et se disent que c’est possible. Mais je le répète : c’est dur.
Quelles solutions proposes-tu pour tenter de faire bouger les lignes ?
Ma solution est simple : il faut faire les choses soi-même. Nous, avec Koutrajmé, même si on a eu quelques facilités on a toujours tout fait nous-mêmes, sans l’aide de personne. Je pense que les gens ne s’en rendent pas compte. Sans argent ni rien, juste à force de motivation. Dans le milieu du cinéma c’est pareil. Il faut sortir, rencontrer des gens, beaucoup de choses tournent autour des rencontres. Il suffit parfois d’un réal ou d’un producteur qui croit en toi, et là ça peut aller très vite aussi.
Dans le milieu également très élitiste de la mode, on assiste paradoxalement à un engouement pour l’univers des quartiers populaires… Très récemment une collaboration est née entre Louis Vuitton et la marque de streetwear Suprême. Comment analyses-tu ce phénomène ?
Moi je pars du principe que beaucoup de monde s’inspire de la banlieue. Surtout dans le milieu parisien. Je vois des mecs qui auraient aimé être des « banlieusards ». Ils en parlent comme d’un fantasme, un rêve. La banlieue est une réelle source d’inspiration. On s’en rend pas toujours compte mais il s’y passe beaucoup de choses. Le problème c’est que ça se limite à l’inspiration. Je ne vois pas ça comme une menace mais c’est pas non plus les « portes ouvertes ». Il faut aussi collaborer avec les populations qui y vivent. J’espère qu’avec le temps ça va changer.
L’un de tes derniers projets, Les Bosquets, toujours en collaboration avec le photographe JR, contribue un peu à cela. Allier danse classique et tours de béton, est-ce une volonté de démocratisation ?
Tous les projets que j’ai réalisé avec JR étaient dans cette optique. Dire qu’on est là en banlieue et qu’on a envie de s’exprimer. Avec le projet 28 mm, on réalisait des portraits très proches des gens ici et on allait les afficher à Paris. L’idée était de s’ouvrir au autres. JR a vraiment beaucoup de relations, on essaye de les mettre à profit de nos desseins. Pour Les Bosquets, on avait commencé à tourner un premier reportage. Il avait des connexions avec les gens du New-York Ballet, on s’est dit pourquoi pas collaborer. L’idée de faire venir l’Opéra de Paris et le New York City Ballet était juste géniale.
Comment cette démarche a t-elle été accueillie par l’Opéra de Paris ?
Au début on s’est dit qu’ils allaient être un peu angoissés à l’idée faire venir des danseurs dans le 93, à Clichy, aux Bosquets… Mais ça s’est fait. La plupart des gens avec qui je suis resté en contact m’ont même dit que c’était l’une des plus belles expériences de leur vie. Ça les a marqué… Dans le bon sens du terme ! Malgré les appréhensions qu’ils avaient au début, les trois jours de tournage, avec près de 200 personnes présentes, se sont très bien passés. D’ailleurs ça se ressent à l’image. Pour les gens d’ici, ça a été une superbe expérience aussi. Pour eux, recevoir des gens en tutu, c’était plutôt inédit. Le reportage a cartonné. Il a notamment été sélectionné au festival du film de Tribeca à New-York et on a été invités pour une projection au Palais de L’Élysée.
JR, 28 Millimètres, Portrait d’une génération, Les Bosquets, Jeté cambré, Montfermeil, France, 2014. Encre sur bois. 228 x 366 cm. Crédits Galerie Perrotin, ©JR-ART.NET
Quels sont tes projets d’avenir ?
J’ai récemment réalisé un reportage qui a bien marché : À voix haute. Ça se passait à l’université de Saint-Denis avec des jeunes de toutes origines. Une sacrée expérience. Là, je viens de finir un court-métrage intitulé Les Misérables, sélectionné au festival de Clermont-Ferrand et acheté par Canal+. C’est une adaptation moderne du roman de Victor Hugo. Et pour finir on prépare un documentaire avec Envoyé Spécial. Elise Lucet nous donne une carte blanche d’une heure où l’on retracera notre parcours. On prépare une fresque avec tous les habitants de notre quartier.
Quel conseil donnerais-tu as un jeune qui souhaiterait se lancer dans le cinéma ?
Il faut savoir s’entourer. C’est facile à dire mais il faut aussi faire l’effort d’aller prendre l’information. Savoir qui sont les agents, quand sont les castings. Je le répète encore : sortir et rencontrer les gens car ce métier, c’est beaucoup de rencontres. Il faut être motivé et bosser. Il y a pas de mystère, la chance, ça vient après. En général, quand t’es un bosseur, ça vient avec le temps. Pendant longtemps, on a rien rapporté avec Kourtrajmé… C’était la débrouille.
Quelle est ta définition du mot débrouille ?
Pour moi c’est de la détermination et de l’ambition. La plupart des jeunes ont l’air désespérés. Moi au début mes parents ne comprenaient pas que je travaille autant sans ramener d’argent. J’essayais de les rassurer en disant que ça allait venir, ils essayait de me comprendre… Mais je ne suis pas sûr qu’ils y arrivaient vraiment. Il faut en vouloir et pas le faire pour l’argent. Sinon tu réussis pas.
Il y a en ce moment une affaire qui défraie la chronique : celle du jeune Théo, un jeune Aulnésien qui, lors d’un contrôle de police, affirme avoir été violé par quatre policiers qui lui auraient introduit une matraque dans l’anus. Un acte qui a entrainé son hospitalisation. Quel est ton avis sur cette affaire ?
C’est inadmissible. Les policiers on franchi un nouveau cap. À trois mois des élections, j’ai l’impression qu’il y a une volonté de foutre le feu. Il faut savoir qu’il y a pas mal de syndicats policiers d’extrême-droite au sein de la BAC. Ils cherchent peut-être à créer de nouvelles émeutes. Avant-hier, à Clichy il y a eu une voiture brulée. Vingt policiers ont débarqué et ont violemment tabassé les jeunes. Cependant, j’ai un message pour ces jeunes : je sais que c’est difficile, mais il faut laisser la justice trouver la solution dans ces affaires.
Par Abiola Ulrich Obaonrin
Photos: Ojoz