À 35 ans, il est à tête de la plateforme Afrostream. Nous avons passé un vrai bon moment avec Tonjé Bakang, jeune entrepreneur d’origine camerounaise qui a permis de profiter à volonté de films, séries… Bref, tout ce que la télé peut diffuser, mais où les héros sont des Noirs.
Né en 1980 à Paris, Tonjé est le cinquième enfant d’une famille qui en compte sept. Le père est médecin, la mère infirmière. La petite famille habite dans le XIème arrondissement de Paris, rue de Charonne, « avant que cela devienne une rue d’hipsters ». « Notre mère nous a inscrits à d’autres activités où l’on rencontrait peu d’enfants d’origine africaine comme nous. Elle faisait tout pour que l’on participe à un maximum d’activités sportives et culturelles comme le solfège, le volley-ball ou le badminton ». Humble, Tonjé reconnaît volontiers que bien qu’il ait toujours été un amateur de football, il n’est pas forcément très agile avec ses pieds.
À travers ces nombreuses activités, ainsi que les nombreux voyages à travers la France, les parents Bakang tiennent à offrir à leurs rejetons la chance de s’épanouir. L’idée de l’ouverture sur la France leur tient à cœur, et c’est une volonté qui, pour eux, doit venir des parents. « Qu’ils soit éduqués au Cameroun ou en France, ils font partie de ces gens qui ont la curiosité en eux. « Pour nous les livres et les encyclopédies ont toujours étés très présentes à la maison, cette ouverture sur le monde a toujours été là ». Que cette volonté de se cultiver ne soit pas systématiquement présente chez les familles immigrées, ce n’est pas atypique à ses yeux, mais de là à mettre tout le monde dans le même sac… « Les gens se trompent beaucoup sur l’immigration, ils pensent que les immigrés venus d’Afrique sont tous les mêmes, ou viennent tous de la même couche sociale, ce qui est complètement faux » estime-il. Parmi les frères et soeurs, deux filles aînées et cinq garçons qui à travers les repas, les voyages et plein d’autres activités familiales, se forgent chacun une personnalité, une expérience formatrice de la vie en collectivité, souvent très présente dans les familles nombreuses. Chez eux, on se passionne tout particulièrement pour les séries américaines. Une passion que ses deux petits frères ont pu approfondir pleinement en effectuant chacun une année scolaire aux USA, alimentant ainsi la passion familiale en envoyant des magazines et des vidéos fraîchement sorties. « À travers ces séries, ont a tous été nourris par ces images de réussites potentielles, de gens qui nous ressemblaient ».
Au collège, Tonjé se pose beaucoup de questions. Il trouve le cadre froid et n’a qu’une seule envie : s’évader. Ayant choisi l’option Allemand en première langue, souvent réservée aux « bons élèves », il retrouve chaque année les mêmes camarades avec plaisir. « J’y trouvais un niveau d’échange plus subtil que celui qu’il pouvait y avoir dans les autres classes ». « J’étais un élève plutôt tranquille, je n’ai jamais rien eu besoin de prouver. Je n’ai jamais pris de drogues ou quoi, alors que certains de mes amis commençaient à le faire pour être acceptés par les autres». Cependant, il tient à limiter la place de l’école dans son récit. « C’était juste 6 heures par jour de ma vie».
Il faut dire que le Tonjé a eu très tôt des ambitions différentes des ses autres copains de jeu. Il sait que devenir réalisateur, producteur n’implique pas de se mettre devant la caméra, au contraire. « On n’a pas tellement besoin de se faire accepter pour être qui on est ». Cette volonté, présente depuis sa jeunesse, relève de sa volonté de toujours avoir un impact positif sur la société avant tout. Il est attiré par le fait de raconter des histoires ou même de les créer. En tant que scénariste, rédacteur, réalisateur, c’est quelque chose pour lui qui relève de la maîtrise de son destin. À une époque, il a d’ailleurs monté avec ses cousins une petite asso , Bakny, afin de créer leur propre marque. « On a eu très tôt cette envie de créer quelque chose qui nous appartienne et qui puisse potentiellement séduire d’autres personnes ». Cette référence au modèle de réussite est récurrente chez le jeune producteur, elle est pour lui la base de son inspiration.
« On est plus que l’endroit où l’on est né. On est plus que ce qu’on l’on fait. Il faut prendre conscience de ça. Les gens qui réussissent en France sont des entrepreneurs, les Xavier Niel et autres. Mon état d’esprit est très simple : le fait que tu sois né dans ce pays à cette époque est un pur hasard. Mais est ce que je laisse mon environnement dicter qui je suis ? Ou j’essaie de construire un écostystème qui me permette de devenir ce que j’ai envie de devenir ?». Un rêve qui pour lui passe pas tant par les millions sur son compte en banque, mais par les projets qu’il accomplit, les voyages et les rencontres qu’il fait. Lorsqu’on lui demande si ce n’est pas cette appétence pour la culture américaine qui lui a insufflé cette volonté d’entreprendre et de déterminer lui même son destin, il préfère attribuer cela à l’éducation de ses parents. Selon lui, cette vision lui a permis d’être libre, de faire ce qu’il souhaitait faire et de ne pas se laisser conditionner par un environnement qui aurait peut-être fait d’eux des attentistes. « C’est vrai, aux USA il y a une culture du risque qui est plus importante. À chaque fois que j’ai entrepris, je me suis mis en danger. J’ai investi le peu d’argent que j’avais, pour créer une aventure. J’ai l’impression que la culture francophone a une certaine aversion pour la prise de risque ».
Au lycée, c’est la filière ES (Économique et Sociale) qu’il choisit. « Je savais que concrètement, cela n’allait avoir aucun impact avec ce je souhaitais faire plus tard. Je savais déjà ce que je voulais faire et je ne me voyais ni en S ou L. De toutes façons, vu que je souhaitais évoluer dans le milieu artistique, tout cela n’avait aucune importance ». Le jeune Tonjé change d’établissement. Il quitte le lycée Gabriel Fauré, situé dans le XIIIème arrondissement pour intégrer l’Ecole Alsacienne, attiré par la section cinéma qu’ils proposent, et par la possibilité de fréquenter un autre milieu, celui des fils de comédiens, de journalistes… Tout cela l’a doté d’une faculté à passer d’un milieu à un autre, de parler à des gens issus de tous milieux sociaux. Tonjé se rapproche un peu plus de son objectif : intégrer le monde de la télé et du cinéma. Ce qui n’est pas sans inquiéter sa mère, qui aurait souhaité qu’il s’oriente vers un métier « plus rassurant ».
« Pour moi, l’important c’était que je me sente pas misérable. Même si je n’avais pas directement d’exemples autour de moi j’étais bien au courant de gens qui vivaient des vies rassurantes dans la mesure où ils avaient de quoi payer le nécessaire. C’est à dire, leurs charges et des vacances une fois par an. Mais ils avaient le sentiment de vivre des vies misérables ». Bénéficiant de cette culture de l’échange et de l’ouverture qu’a toujours animé sa famille, Tonjé parvient à faire accepter son choix à ses parents.
Toujours au lycée, il commence à travailler sur le tournage de petits clips. C’est alors qu’il fait la rencontre d’un DJ, Franco THX. Un peu plus vieux que lui, cet dernier le passionne. Arrivé du Congo quelques années auparavant, ce passionné de musique suscite beaucoup d’intérêt chez Tonjé qui, admiratif de son parcours et de sa capacité à se débrouiller, sympathise avec lui. À sa sortie de terminale, ils monteront ensemble « TH6 Production », une boîte de production événementielle. « Je n’avais clairement pas envie de poursuivre mes études. Je savais que si je voulais réaliser des clips il fallait que je me fasse très vite un réseau ». Le jeune homme apprend énormément du métier en l’espace de deux ans. A-t-il rencontré des problèmes liés à son origine ? Sa réponse est claire et simple : « Il ne faut pas se chercher d’excuses. Même si parfois le contexte est difficile, notre stratégie avec cette boite était toute simple: nous avions une expertise dans un domaine, on connaissait le public qui la demandait, la seule question était comment le servir ». L’un de leur plus gros succès restera l’organisation d’un événement intitulé Superstar, réunissant une sélection de DJs très en vogue tels que Double H, BOSS, et d’autres. À la suite de cette aventure, il crée « Bakny production ». L’idée était de créer des projets audiovisuels, comme des clips et des tournages.
Quelque années plus tard, en 2003 il récupère un local de 300m2 à Ivry-sur-Seine, qu’il transforme en galerie et dans laquelle des graffeurs tels que Zeus et Artus sont exposés. Pendant trois ans, l’endroit devient le lieu de vie d’une multitude de projets.
Par ailleurs Tonjé est toujours animé par l’envie de raconter des histoires. La petite famille, toujours très fan de stand up américain, regarde régulièrement le Def Jam Comedy. Il décide alors de lancer une aventure similaire en France et commence à produire le Comic Street Show, qui deviendra plus tard le Jamel Comedy Club. Le principe : chercher les talents et leur permettre de se produire sur scène. À 24 ans, Tonjé commence à acquérir une expérience significative dans le domaine, ce qui lui permet de mieux mener ce projet. Ils réalisent leur première au Réservoir, à Paris, et concluent un partenariat avec Radio Nova. « Le Jamel Comedy Club est entièrement inspiré du Comic Street Show, d’ailleurs la première saison a été tournée au Réservoir ». Un certain Sami Ameziane, mieux connu sous le pseudonyme « Le compte de Bouderbala », Fréderic Chau, Noom Diawara, Claudia Tagbo, Mathieu Madenian ou même Patson y font leurs premières apparitions en stand up. Le projet est de réunir une nouvelle génération de comédiens d’origines variées. L’ambition de Tonjé est à ce moment-là de pouvoir créer une boîte de prod’ et faire des films avec ces mêmes personnes. Mais les chemins se séparent et une bonne partie rejoindra par la suite le Jamel Comedy Club. Nous n’en saurons pas plus de sa part à ce sujet. « Le Comedy Street a eu beaucoup de succès, beaucoup d’exposition, les gens du métier ont essayé de le récupérer comme ils ont pu. Des comédiens n’ont pas compris la vision à long terme du projet, et sont partis rejoindre un succès à plus court terme. Pour certains, ça a été bénéfique, pour d’autres… moins ».
En 2006, le Comedy Street prend fin. Malgré tout, le jeune entrepreneur ne se laisse pas abattre. « Mon talent est de surprendre, d’être à l’origine de projets qui font sens ». Il signe un contrat avec France 2 et une nouvelle boîte de production, pour travailler sur une nouvelle série. Le projet ne verra pas le jour mais c’est l’occasion de rebondir une nouvelle fois. En 2007, le personnage principal de son projet, Farid Omri, lui propose de l’aider à produire une pièce sur laquelle il travaille, Couscous aux Lardons. La pièce est un réel succès. À tel point qu’il réussissent à faire l’acquisition d’un théâtre rue Montorgueil, dans le XXème arrondissement de Paris. Il en sera le directeur pendant 3 ans. Faute de perceptive d’évolution il quitte le théâtre en avril 2014.
Puis il s’attaque au digital tout en restant dans le storytelling. « J’avais pas encore de projet précis, je voulais faire une pause par rapport à tout ce qui était divertissement etc. Je suis allé à des meet-ups pour rencontrer plusieurs personnes dans le digital, et à plusieurs hackathon ». Il décide d’effectuer un road trip en Asie. Il visite tour à tour l’Indonésie, Singapour et le Viêt Nam. « J’ai été interpellé par la façon avec laquelle ces gens consommait leur contenu local. Sur leurs smartphones, leurs ordinateurs ou leurs tablettes, ils avaient leurs propres stars, leur propres blockbusters ». À son retour en France il décide d’explorer d’avantage le monde de la tech. Il rejoint un ami qui séjourne à San Francisco pendant un mois, avec pour objectif monter un projet dans la food. Après un passage à New-York il rentre à Paris, où il reçoit plusieurs propositions de producteurs et d’artistes, notamment de Fabrice Eboué et d’Europacorp, qu’il accepte. L’un lui propose d’écrire un remake d‘Intouchables (un peu cliché à son goût) et l’autre lui propose un projet TV racontant l’histoire d’une famille noire, qui ne trouve aucun diffuseur.
Un déclic se produit alors. « Je me suis dis qu’il y avait d’un côté des gens capables d’écrire des histoires qui sortent des clichés sur les afro-descendants et de l’autre du contenu qui existait déjà, produit aux États-Unis et en Afrique. Et puis il y a avait une forte demande des gens qui m’entouraient ». Informé de l’arrivée imminente du géant Netflix et du travail d’évangélisation qu’il allait effectuer afin d’attirer les gens vers le streaming, il décide alors de lancer en novembre 2013 Afrostream, une plate-forme de streaming proposant du contenu orienté vers la culture afro-descendante… Avec le succès qu’on lui connaît aujourd’hui.
Photos: Joao Victor Bolan